S. Girardier: L’entreprise Jaquet-Droz

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Titel
L’entreprise Jaquet-Droz. Entre merveilles de spectacle, mécaniques luxueuses et machines utiles (1758–1811)


Autor(en)
Girardier, Sandrine
Erschienen
Neuchâtel 2020: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
609 S.
von
Béatrice Veyrassat, Universität Genf

Qui ne connaît la célèbre et célébrée triade androïde Jaquet-Droz exposée au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, racontant à des visiteurs émerveillés l’histoire devenue classique du génie horloger suisse? Poser cette question d’entrée de jeu, c’est faire un retour sur l’aura mythique qui s’est cristallisée autour des trois artisans horlogers chauxde fonniers Pierre Jaquet-Droz, son fils Henry-Louis et leur associé Jean-Frédéric Leschot. Un mythe consolidé au travers d’un discours patrimonial, voire patriotique, sur l’industrie horlogère des Montagnes neuchâteloises, longtemps perpétué par une abondante littérature apologétique et que Sandrine Girardier, auteure déjà de plusieurs ouvrages sur les liens entre horlogerie, automates et luxe, entend justement déconstruire.

Exhibés en spectacle, en machines de divertissement, occupant une grande place dans la production des Jaquet-Droz, leurs automates sont partis en tournée à travers l’Europe, de la cour de Madrid, où Pierre entreprend des premières démarches commerciales en 1758, puis à Paris, capitale de la mode et du luxe, à Londres enfin, noeud névralgique des circulations marchandes intercontinentales, entre les Amériques et l’Asie – l’Asie surtout après la perte des colonies américaines. Vers la fin du XVIIIe siècle, Londres, siège de la Compagnie anglaise des Indes orientales, est en effet devenue une pièce maîtresse dans le développement du commerce européen «à la Chine», notamment d’objets d‘horlogerie et de mécaniques de luxe. Comprenant dans quelle direction souffle le vent, Henry-Louis y installe un atelier et c’est ici qu’il rencontre James Cox qui s’est acquis une réputation internationale avec son Museum, expositions d’artefacts mécaniques. Mais surtout, intermédiaire efficace, bien introduit dans le milieu des fonctionnaires cantonnais, passage obligé des importations d’Europe, Cox ouvre le marché chinois aux Jaquet-Droz. Et ce sera leur principal débouché durant le dernier quart du siècle. À l’instar de quelques autres artisans-horlogers de l’Arc jurassien, que j’ai appelés ailleurs «faiseurs de globalisation», l’entreprise Jaquet-Droz fonctionne sur un modèle d’affaires assez classique pour l’époque, de par sa configuration triangulaire entre la Suisse (deux ateliers de fabrication à La Chaux-de-Fonds et à Genève), l’Angleterre (le commissionnaire londonien Cox) et l’outre-mer (les factoreries anglaises établies par Cox à Canton).

Avec cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat, Sandrine Girardier nous plonge dans le laboratoire horloger des Jaquet-Droz, dans la matérialité d’une histoire des objets, de leur construction et de leur réparation, tout en prêtant une attention soutenue à l’évolution de la demande. Elle nous fait entrer dans la circulation de ces objets, des marchands et des techniques dans un contexte qui se globalise et documente la transformation de celles-ci à la lumière de données culturelles. Cette étude très fouillée, exigeante, s’inscrit dans plusieurs registres – histoire des savoirs, histoire économique et sociale, histoire de la culture matérielle – et se divise en cinq axes de recherche.

La première partie (D’une hagiographie technique au renouvellement historiographique) présente une histoire de l’histoire du trio d’artisans mécaniciens, ces «génies de la nation suisse», et s’attache à déconstruire le «mythe Jaquet-Droz» en analysant les nombreux textes qui ont contribué à une héroïsation de ces trois figures et à la perpétuation d’un discours glorificateur valorisant le savoir-faire technique et le patrimoine horloger de toute une région. La deuxième partie (Automates – Automythes: technique, spectacle et gloire) nous introduit dans l’histoire des automates (avant les Jaquet-Droz) et de la culture technique du XVIIIe siècle, étudie la relation entre arts et science, entre mécanique et automates, ces ancêtres de la programmation, annonciateurs du remplacement de l’homme par la machine (p. 31). L’auteure montre aussi comment, par des spectacles itinérants, les androïdes Jaquet-Droz sont devenus un outil de promotion commerciale et le fairevaloir de la société neuchâteloise. Produire pour vendre: ce sont les thématiques des troisième et quatrième parties de l’ouvrage, qui ne concernent plus seulement les automates, mais également une ample gamme, vaste et diversifiée, d’ouvrages mécaniques dans le segment du luxe (Produire le luxe horloger: la fabrique éclatée au service de l’adaptation / Vendre le luxe horloger: la complexité du commerce international comme marché de niche). Pratiques d’atelier, réseaux de sous-traitants et de fournisseurs, compétences entrepreneuriales, innovations, transferts de technologie: la complexité des processus de fabrication et de l’organisation du travail est parfaitement démontrée, de même qu’est documentée de manière détaillée dans la quatrième partie l’adaptation aux demandes de contrées éloignées tant sur le plan géographique que culturel, l’organisation du transport de marchandises précieuses, les risques et l’instabilité des marchés, notamment au tournant du XVIIIe siècle, forçant alors la fermeture de l’entreprise (1811). Des automates de spectacle aux prothèses anatomiques articulées: le cinquième axe de l’ouvrage (La mécanique utile), une partie fort nouvelle et originale, fait comprendre l’envergure technique et sociale de l’entreprise, décline sa participation aux projets d’utilité publique de la Société des Arts de Genève et expose l’intérêt des Jaquet-Droz pour le bien commun.

On l’aura compris, cette magistrale étude se situe à l’interface de plusieurs mondes, ceux de l’artisanat horloger, du divertissement, des circulations internationales, des savants, de la médecine et de la philanthropie. Et ce, dans un monde en pleine mutation industrielle et technique. Voici donc une histoire, fort réussie, d’une entreprise neuchâteloise, microcosme ancré dans un contexte large, international au-delà du local, pour éclairer une histoire globale de l’horlogerie au XVIIIe siècle. Mais pourquoi, dans l’introduction (p. 37–39), cette référence à la business history, une discipline des sciences sociales née dans les années 1960 qui a ses propres théories, ses typologies et ses méthodologies (notamment comparatives), alors que l’auteure n’évoque aucun de ses exposants? D’autant plus que cette digression reprend des éléments déjà énoncés et qui seront abondamment développés par la suite. Dans ce volumineux ouvrage, quelques répétitions inutiles (en note 150, une liste complète des archives de la Sociétés des Arts, alors qu’elle figure au complet dans la partie «Fonds d’archives», page 498) et autres redites auraient pu être évitées. Mais cela n’enlève rien à la qualité de cette minutieuse recherche, fondée par ailleurs sur une maîtrise impressionnante de plusieurs corpus d’archives publiques et privées de provenances diverses (Suisse, Angleterre et France).

Zitierweise:
Veyrassat, Béatrice: Rezension zu: Girardier, Sandrine: L’entreprise Jaquet-Droz. Entre merveilles de spectacle, mécaniques luxueuses et machines utiles (1758–1811), Neuchâtel 2020. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 72 (1), 2022, S. 152-153. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00102>.

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